Le vote de l'article 38 de la nouvelle Constitution, relatif à l'enseignement comportant l'ajout de dernière minute réaffirmant la nécessité de l'enracinement de la seule et unique identité arabo-musulmane chez nos enfants et jeunes générations, a suscité la polémique, voire la colère chez une frange de l'élite intellectuelle du pays.
Cet ajout -- qui n'existait pas dans le projet du 1er juin 2013 -- a provoqué étonnement et crainte et rompu le consensus de base qui tente de rassembler autour d'un texte constitutionnel appelé à fonder une seconde République et ses institutions. Quand bien même cet ajout imprévu et inexpliqué aurait été le fruit d'un compromis, il diviserait la société, soulèverait des questions et élèverait des protestations somme toute légitimes. Car on avait pensé que l'article 1 reprenant textuellement celui de la première Constitution de 1959 et véritable fruit d'un consensus difficile, aurait suffi pour définir les valeurs fondatrices de ce nouvel Etat à construire.
Toutefois, l'insistance des rédacteurs du projet sur la question de l'identité à maintes reprises et à chaque fois que l'occasion s'y présente, crée un malaise et nous interpelle. Elle attire des suspicions quant aux intentions réelles des auteurs de ce texte. Y aurait-il, dans notre pays, péril en la demeure quant à la question de l'identité arabo-musulmane ? Ou tout simplement existe-t-il un réel problème identitaire en Tunisie ? Remettre à jour et de nouveau la question de l'identité ne fausse-t-il pas le débat actuel en le replaçant dans le champ religieux ?
Cela risquerait, à mon sens, de pervertir le texte de la nouvelle Constitution qu'on forcerait - hélas !- à affirmer un principe et son contraire, des valeurs qu'on dépouillerait de leur sens quelques articles plus loin. Rappelons qu'une Constitution ne vaut que par sa précision, sa clarté et sa pertinence. Elle n'est guère le lieu où s'affronteraient les contraires et s'exprimeraient des intentions souterraines qui induiraient à de multiples interprétations prêtant à ambiguïté.
Revenons donc à l'ajout inattendu qui a été apporté à l'article 38 et au malaise qu'il a provoqué. L'article amendé touche, en effet, à deux questions aussi épineuses l'une que l'autre, à savoir l'enseignement et l'identité. Il prévoit non seulement un enseignement fermé à la rationalité et enfermé dans une identité réduite à deux composantes : la religion musulmane et la langue arabe, sans affirmer une l'ouverture ni sur l'autre ni sur les diverses langues, cultures et civilisations de ce monde.
Le nouveau Tunisien sera un être enfermé dans une identité arabo-musulmane figée et privé de cette richesse que lui offre cette rencontre fructueuse avec l'universalité. Certes, il faut reconnaître que la question de l'identité, qui revient comme un leitmotiv dans le monde arabe et musulman, pourrait refléter une crise due à une perte de repères dans une mondialisation qui approfondit les fractures sociales et touche à la souveraineté des nations, qui exaspère les identités, produit de la déculturation et suscite des crispations. Pour remédier à cela, on invoque désormais la question identitaire comme un paravent qui protégerait des menaces persistantes d'envahissement et d'invasion. La solution choisie est désormais le repli sur soi, le repli identitaire.
Ce refuge de la clôture et de l'enfermement apporterait une sécurité, dit-on, grâce à un repli sur le passé. L'ajout apporté à l'article 38 défendrait un processus de rejet et de fermeture. Il pourrait être porteur -- hélas -- d'«un aveuglement au monde» et d'«un pire obscurantisme». Car il nous faut, comme l'a si bien écrit Edgar Morin, «régénérer un futur pour ne pas régresser dans le pire des passés.» Cette nouvelle Constitution est un projet d'avenir, et, en ce sens, elle doit ouvrir de nouvelles perspectives qui nous donnent foi dans le futur pour que cessent cette angoisse du présent et ce repli sur le passé. Nous craignons fort une dérive : que cette identité, telle qu'elle est conçue, soit une conception héritée du passé à laquelle beaucoup d'entre nous adhèrent par habitude, par manque d'imagination ou par résignation, estime l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf, dans son essai «Les identités meurtrières».
Car nous avons besoin urgemment d'«une politique de régénération du tissu social», ce que Edgar Morin a appelé « politique de civilisation ». Je ne pense pas qu'il faille faire resurgir la question du «Qui suis-je ?» parce que personnellement, et en tant que Tunisienne dans la Tunisie de l'après-14 janvier 2011, je ne vis pas de crise identitaire. Mon malaise, comme celui actuel de mes compatriotes, viendrait des multiples distorsions sociales, économiques et politiques propres à une transition démocratique qui ne se fait pas sans douleur. Et puis, «l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l'existence», écrit encore Amin Maâlouf dans son essai.
Même si elle ne fait cependant qu'une, «elle est faite de multiples appartenances» tel notre pays qui peut s'enorgueillir de ses 3000 années d'histoire. Que de conquêtes il a connues sans qu'elles altèrent ni sa permanence, ni son unité. Imperturbable. La Tunisie a affronté les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et même quelques passagères incursions normandes et espagnoles au point qu'on a eu cette maladresse de dire, selon André Raymond et Jean Poncet que, «pour avoir été successivement punique, romaine, arabe, turque et française, la Tunisie n'avait jamais été «tunisienne».
C'était, écrivent-ils encore, oublier que la Tunisie a également été Aghlabite sous le califat abbasside, Ziride sous les chiites Fatimides, Hafside sous les Almohades, Turque, Mouradite et Husseinite sous l'Empire ottoman. Ce sont toutes ces expériences dont notre petit pays est sorti victorieux qui ont fait de lui un creuset où s'entrelacent des cultures riches et diversifiées, sans avoir été tenté par des déchirures raciales, linguistiques ou religieuses. Arabe, musulmane à 98% et berbérophone avec des îlots à Gafsa, Matmata et Djerba... , la Tunisie a su triompher par son unité, quand bien même ses premiers habitants libyens se seraient nourris du « substrat berbère » et du libyco-berbère (André et Raymond et Jean Poncet, déjà cités).
Oui, mon petit mien pays est pétri de sable et d'argile, d'arbustes et de dunes, de soleil et de lune.
Quant à notre peuple, il a su cultiver la générosité et la modération en ne recourant qu'à de rares occasions à la violence pour se défendre contre les agressions. Qu'elles sont belles la dignité et la générosité des gens du Sud, la bravoure des gens du Nord et la résistance de ceux confrontés aux aléas du climat et du dénuement... Mon peuple vaque à ses occupations, parfois avec une nonchalance désinvolte. Mais, il a cette intelligence de cultiver la nuance et la modération en s'offrant des plaisirs quotidiens. On le voit alors, pendant ses moments de détente, fumer son narguilé sur la terrasse de nos cafés, jouer aux cartes pour tuer le désœuvrement, inventer des blagues et rire aux éclats en dépit des temps difficiles jusqu'à se détourner de ce qui pourrait lui attirer des ennuis. Et, là, pour se protéger, il a cette capacité de s'accommoder, de s'adapter, voire de se retourner qui nous exaspère souvent.
Si bien qu'il est le peuple du compromis. Pourtant, que de combats héroïques il a menés contre l'injustice et la fermeture, rarement avec violence ! Et quand le sang a coulé, lors des événements de 1978 ou de 1984, ce sont des balles qui l'ont transpercé injustement, écrasant des siens à jamais. A son pacifisme légendaire, on a, durant les années de colonisation mais aussi pendant des décennies de notre indépendance, opposé les pires violences pour mater ses prises de paroles légitimes. Pourtant, mon peuple est pétri
De narguilé et de vertiges D'Allah et de sa gloire
Alors, qu'est-ce qui pourrait expliquer que l'on veuille l'enfermer dans une seule et unique identité, figée, quand nos cultures diverses offrent tous les avantages historiques, religieux, ethniques et humains qui fondent son homogénéité tout en respectant sa diversité ? Je n'hésiterais pas à dire que c'est peut-être pour tout ce qui le caractérise qu'il est l'un des rares pays au monde à avoir ce beau privilège d'être à l'écart de tensions et de conflits qui déchirent et divisent ailleurs au nom de conflits identitaires ou d'un radicalisme religieux qui propage des discours de haine et de rejet. Pour nous, l'identité n'est pas innée et statique.
Elle est composée de tous les éléments qui nous ont formés. C'est une chose dynamique, en pleine mutation, qui se nourrit d'échanges et d'ouverture. C'est pourquoi, comme l'a si bien écrit, Amin Maalouf, nous devons renoncer à «cette conception étroite, exclusive, simpliste qui réduit l'identité entière à une seule appartenance, proclamée avec rage. C'est ainsi que l'on « fabrique » des massacreurs, ai-je envie de crier !», a-t-il ajouté. Alors, faisons en sorte que la nouvelle Constitution ne porte pas «un regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances» mais «un regard qui les libère » (A.M.).
Cet ajout -- qui n'existait pas dans le projet du 1er juin 2013 -- a provoqué étonnement et crainte et rompu le consensus de base qui tente de rassembler autour d'un texte constitutionnel appelé à fonder une seconde République et ses institutions. Quand bien même cet ajout imprévu et inexpliqué aurait été le fruit d'un compromis, il diviserait la société, soulèverait des questions et élèverait des protestations somme toute légitimes. Car on avait pensé que l'article 1 reprenant textuellement celui de la première Constitution de 1959 et véritable fruit d'un consensus difficile, aurait suffi pour définir les valeurs fondatrices de ce nouvel Etat à construire.
Toutefois, l'insistance des rédacteurs du projet sur la question de l'identité à maintes reprises et à chaque fois que l'occasion s'y présente, crée un malaise et nous interpelle. Elle attire des suspicions quant aux intentions réelles des auteurs de ce texte. Y aurait-il, dans notre pays, péril en la demeure quant à la question de l'identité arabo-musulmane ? Ou tout simplement existe-t-il un réel problème identitaire en Tunisie ? Remettre à jour et de nouveau la question de l'identité ne fausse-t-il pas le débat actuel en le replaçant dans le champ religieux ?
Cela risquerait, à mon sens, de pervertir le texte de la nouvelle Constitution qu'on forcerait - hélas !- à affirmer un principe et son contraire, des valeurs qu'on dépouillerait de leur sens quelques articles plus loin. Rappelons qu'une Constitution ne vaut que par sa précision, sa clarté et sa pertinence. Elle n'est guère le lieu où s'affronteraient les contraires et s'exprimeraient des intentions souterraines qui induiraient à de multiples interprétations prêtant à ambiguïté.
Revenons donc à l'ajout inattendu qui a été apporté à l'article 38 et au malaise qu'il a provoqué. L'article amendé touche, en effet, à deux questions aussi épineuses l'une que l'autre, à savoir l'enseignement et l'identité. Il prévoit non seulement un enseignement fermé à la rationalité et enfermé dans une identité réduite à deux composantes : la religion musulmane et la langue arabe, sans affirmer une l'ouverture ni sur l'autre ni sur les diverses langues, cultures et civilisations de ce monde.
Le nouveau Tunisien sera un être enfermé dans une identité arabo-musulmane figée et privé de cette richesse que lui offre cette rencontre fructueuse avec l'universalité. Certes, il faut reconnaître que la question de l'identité, qui revient comme un leitmotiv dans le monde arabe et musulman, pourrait refléter une crise due à une perte de repères dans une mondialisation qui approfondit les fractures sociales et touche à la souveraineté des nations, qui exaspère les identités, produit de la déculturation et suscite des crispations. Pour remédier à cela, on invoque désormais la question identitaire comme un paravent qui protégerait des menaces persistantes d'envahissement et d'invasion. La solution choisie est désormais le repli sur soi, le repli identitaire.
Ce refuge de la clôture et de l'enfermement apporterait une sécurité, dit-on, grâce à un repli sur le passé. L'ajout apporté à l'article 38 défendrait un processus de rejet et de fermeture. Il pourrait être porteur -- hélas -- d'«un aveuglement au monde» et d'«un pire obscurantisme». Car il nous faut, comme l'a si bien écrit Edgar Morin, «régénérer un futur pour ne pas régresser dans le pire des passés.» Cette nouvelle Constitution est un projet d'avenir, et, en ce sens, elle doit ouvrir de nouvelles perspectives qui nous donnent foi dans le futur pour que cessent cette angoisse du présent et ce repli sur le passé. Nous craignons fort une dérive : que cette identité, telle qu'elle est conçue, soit une conception héritée du passé à laquelle beaucoup d'entre nous adhèrent par habitude, par manque d'imagination ou par résignation, estime l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf, dans son essai «Les identités meurtrières».
Car nous avons besoin urgemment d'«une politique de régénération du tissu social», ce que Edgar Morin a appelé « politique de civilisation ». Je ne pense pas qu'il faille faire resurgir la question du «Qui suis-je ?» parce que personnellement, et en tant que Tunisienne dans la Tunisie de l'après-14 janvier 2011, je ne vis pas de crise identitaire. Mon malaise, comme celui actuel de mes compatriotes, viendrait des multiples distorsions sociales, économiques et politiques propres à une transition démocratique qui ne se fait pas sans douleur. Et puis, «l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l'existence», écrit encore Amin Maâlouf dans son essai.
Même si elle ne fait cependant qu'une, «elle est faite de multiples appartenances» tel notre pays qui peut s'enorgueillir de ses 3000 années d'histoire. Que de conquêtes il a connues sans qu'elles altèrent ni sa permanence, ni son unité. Imperturbable. La Tunisie a affronté les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et même quelques passagères incursions normandes et espagnoles au point qu'on a eu cette maladresse de dire, selon André Raymond et Jean Poncet que, «pour avoir été successivement punique, romaine, arabe, turque et française, la Tunisie n'avait jamais été «tunisienne».
C'était, écrivent-ils encore, oublier que la Tunisie a également été Aghlabite sous le califat abbasside, Ziride sous les chiites Fatimides, Hafside sous les Almohades, Turque, Mouradite et Husseinite sous l'Empire ottoman. Ce sont toutes ces expériences dont notre petit pays est sorti victorieux qui ont fait de lui un creuset où s'entrelacent des cultures riches et diversifiées, sans avoir été tenté par des déchirures raciales, linguistiques ou religieuses. Arabe, musulmane à 98% et berbérophone avec des îlots à Gafsa, Matmata et Djerba... , la Tunisie a su triompher par son unité, quand bien même ses premiers habitants libyens se seraient nourris du « substrat berbère » et du libyco-berbère (André et Raymond et Jean Poncet, déjà cités).
Oui, mon petit mien pays est pétri de sable et d'argile, d'arbustes et de dunes, de soleil et de lune.
Quant à notre peuple, il a su cultiver la générosité et la modération en ne recourant qu'à de rares occasions à la violence pour se défendre contre les agressions. Qu'elles sont belles la dignité et la générosité des gens du Sud, la bravoure des gens du Nord et la résistance de ceux confrontés aux aléas du climat et du dénuement... Mon peuple vaque à ses occupations, parfois avec une nonchalance désinvolte. Mais, il a cette intelligence de cultiver la nuance et la modération en s'offrant des plaisirs quotidiens. On le voit alors, pendant ses moments de détente, fumer son narguilé sur la terrasse de nos cafés, jouer aux cartes pour tuer le désœuvrement, inventer des blagues et rire aux éclats en dépit des temps difficiles jusqu'à se détourner de ce qui pourrait lui attirer des ennuis. Et, là, pour se protéger, il a cette capacité de s'accommoder, de s'adapter, voire de se retourner qui nous exaspère souvent.
Si bien qu'il est le peuple du compromis. Pourtant, que de combats héroïques il a menés contre l'injustice et la fermeture, rarement avec violence ! Et quand le sang a coulé, lors des événements de 1978 ou de 1984, ce sont des balles qui l'ont transpercé injustement, écrasant des siens à jamais. A son pacifisme légendaire, on a, durant les années de colonisation mais aussi pendant des décennies de notre indépendance, opposé les pires violences pour mater ses prises de paroles légitimes. Pourtant, mon peuple est pétri
De narguilé et de vertiges D'Allah et de sa gloire
Alors, qu'est-ce qui pourrait expliquer que l'on veuille l'enfermer dans une seule et unique identité, figée, quand nos cultures diverses offrent tous les avantages historiques, religieux, ethniques et humains qui fondent son homogénéité tout en respectant sa diversité ? Je n'hésiterais pas à dire que c'est peut-être pour tout ce qui le caractérise qu'il est l'un des rares pays au monde à avoir ce beau privilège d'être à l'écart de tensions et de conflits qui déchirent et divisent ailleurs au nom de conflits identitaires ou d'un radicalisme religieux qui propage des discours de haine et de rejet. Pour nous, l'identité n'est pas innée et statique.
Elle est composée de tous les éléments qui nous ont formés. C'est une chose dynamique, en pleine mutation, qui se nourrit d'échanges et d'ouverture. C'est pourquoi, comme l'a si bien écrit, Amin Maalouf, nous devons renoncer à «cette conception étroite, exclusive, simpliste qui réduit l'identité entière à une seule appartenance, proclamée avec rage. C'est ainsi que l'on « fabrique » des massacreurs, ai-je envie de crier !», a-t-il ajouté. Alors, faisons en sorte que la nouvelle Constitution ne porte pas «un regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances» mais «un regard qui les libère » (A.M.).
Aucun Commentaire sur " L'article 38 ou les identités meurtrières "